Expérience théâtrale inspirée par Homère, dans la traduction de Philippe Jaccottet. Mise en scène de Christiane Jatahy. Voir Le Monde du 9 juillet 2019, article de Brigitte Salino :
« O agora que demora. Le Présent qui déborde – Notre Odyssée II », d’après Homère, mise en scène par Christiane Jatahy. Christophe Raynaud de Lage
On
a vu des gens danser dans les gradins, avec un plaisir fou, puis imiter
le bruit de la pluie, en tapant d’un doigt dans la paume de la main,
puis se lever, comme un seul homme, pour applaudir à tout rompre, quand
tout fut fini. C’était à une représentation de O agora que demora (Le Présent qui déborde, Notre Odyssée II),
le spectacle de Christiane Jatahy qui triomphe au Festival. Non sans
raison : il a tout pour plaire dans le contexte d’aujourd’hui.
D’abord,
et c’est essentiel de le préciser, ce n’est pas du théâtre, ou alors
une forme nouvelle, liée à l’évolution des arts de la scène et aux
attentes renouvelées d’une partie du public. Depuis qu’elle a commencé à
faire des spectacles, au début des années 2000, la Brésilienne née
en 1968, a toujours cherché à « découvrir de nouveaux territoires », comme elle nous l’expliquait en 2016. Soit à « travailler
sur les frontières entre l’acteur et le personnage, l’acteur et le
spectateur, le cinéma et le théâtre, la réalité et la fiction ».
Avec Le Présent qui déborde,
Christiane Jatahy arrive au bout de la démarche. Elle abolit les
frontières de la scène, pour parler des frontières du globe. Ce que les
spectateurs voient, au gymnase du lycée Aubanel, ce n’est pas une pièce,
mais un film, projeté sur un grand écran. Ce à quoi ils assistent,
c’est une expérience, de nature à les confronter à une vision du monde,
et à leur place dans ce monde. Ce qu’on leur demande, et qu’ils
acceptent, c’est de participer.
« Une odyssée réelle »
Vous
direz que la participation est une vieille lune, et qu’elle revient
régulièrement sur les scènes, avec plus ou moins de force. C’est un
fait. Un autre est de constater la forme qu’elle prend aujourd’hui, à
l’heure de l’interactivité, des réseaux sociaux, du flux ininterrompu
d’informations et du chahut intime et solitaire qu’ils génèrent. Les
gens ont envie de se retrouver ensemble, et de partager, voire de
communier, comme ils le font avec Christiane Jatahy.
Il
n’y a aucune critique à opposer à cette démarche. Le constat suffit.
Ceux qui aiment le théâtre de texte incarné ne prendront pas le train de
Notre Odyssée II. Les autres vivront un moment dont ils se
souviendront sûrement. Ils n’oublieront pas Christiane Jatahy, dans sa
longue robe noire, venue leur annoncer le mode d’emploi de la soirée,
dans un joli français hésitant : « Bonjour. Ce travail a été créé à partir de l’Odyssée d’Homère. Nous avons pensé à quelques endroits où des gens vivent une odyssée réelle… »
Ces
endroits, ce sont la Palestine, le Liban, la Grèce, l’Afrique du Sud et
le Brésil, qui occupe une place à part, beaucoup plus personnelle, liée
à l’histoire de Christiane Jatahy. Dans les autres pays, la Brésilienne
et son équipe ont rencontré et filmé des Ulysse d’aujourd’hui, pour qui
chaque jour est une odyssée, parce que le présent, lié à l’exil ou à la
guerre, les prive d’une Ithaque – une terre ou une maison où ils
seraient chez eux. C’est en ce sens que leur présent « déborde » : il occupe tout.
Le plein air dans toute sa splendeur
Mais,
comme il n’y a pas d’Ulysse sans Pénélope, Christiane Jatahy a
également filmé dans chaque pays des acteurs les jouant. La plupart sont
au gymnase Aubanel, mêlés aux spectateurs. Ce sont eux qui entraînent
le public. On les voit donc à l’écran, où ils jouent certains
passages-clés de l’Odyssée, et dans la salle. Ainsi se nouent
des fils entre ailleurs et ici, hier et aujourd’hui. Ainsi se déroule
une Odyssée bien filmée, qui a le mérite de ne pas juger – en
particulier sur le djihadisme –, et l’inconvénient de ne pas diviser, –
par le consensus qu’elle induit.
Christiane Jatahy abolit les frontières de la scène, pour parler des frontières du globe
Nous
ne parlerons pas de la fin, qui voit Christiane Jatahy aller en
Amazonie, là où est mort son grand-père, dans le crash trouble d’un
avion. Cette fin relève d’une sentimentalité en accord avec l’espoir que
la représentation du monde peut sauver le monde, espoir qui traverse Le Présent qui déborde. Naïveté, ou utopie ? A chaque spectateur de trancher, selon son histoire, et ses odyssées intérieures. Article réservé à nos abonnés Lire aussi Au Festival d’Avignon, Christiane Jatahy présente son odyssée intérieure
« Dès que parut l’aurore aux doigts de rose… » : qui n’a pas rêvé sur ces mots d’Homère, que l’on entend dans le spectacle, et que l’on entend aussi dans une autre Odyssée,
racontée tous les matins à midi dans le jardin de la bibliothèque
Ceccano ? Là, c’est le plein air dans toute sa splendeur, et sa chaleur,
qui donne le ton. Comme chaque année, un feuilleton est proposé au
public, gratuitement. Celui de cette 73e édition fait écho
aux nombreuses odyssées qui émaillent le Festival. Dirigé par Blandine
Savetier, il réunit une trentaine d’amateurs de la région d’Avignon et
des professionnels. Quatre de ces derniers ont participé au programme
Premier Acte, qui permet à des jeunes « issus de la diversité culturelle » – comme on le dit en attendant mieux – d’acquérir une formation professionnelle.
Enfance de l’art
Il
y a treize épisodes dans le feuilleton, qui court jusqu’au 20 juillet
et a commencé le 6. Et il y a, ô merveille des merveilles, la traduction
de Philippe Jaccottet. Comme toujours, le dispositif est simple : un
tréteau, des micros devant, des chaises au fond. Sur le côté, une
percussionniste japonaise, Yuko Oshima. Les comédiens et les amateurs se
passent le relais. Souvent texte en main, ils font entendre ce qui
introduit l’Odyssée : Zeus, Athéna, Télémaque et Pénélope à Ithaque.
On
ne vient pas au jardin de la bibliothèque Ceccano comme ailleurs, à
Avignon : ici, c’est une enfance de l’art qui se joue, avec ses
maladresses. Mais on s’en moque : sous la beauté du ciel, des murs ocre
et des platanes, on est comme sur la place d’un village où le désir de
théâtre consiste à se rassembler, pour écouter l’histoire d’Ulysse. Et
la poésie de Philippe Jaccottet.
Odyssée,
d’Homère, mise en scène par Blandine Savetier. Jardin de la
bibliothèque Ceccano, à midi, entrée gratuite. Jusqu’au 20 juillet
(relâche le 14). Durée : 1 heure. O agora que demora. Le Présent qui déborde – Notre Odyssée II,
d’après Homère, mise en scène par Christiane Jatahy. gymnase du lycée
Aubanel, Jusqu’au 12 juillet, à 18 heures (le 12, à 15 heures). Durée :
2 h 30. De 10 € à 30 €.
Brigitte Salino (Avignon, envoyée spéciale)
Recherche